
À l’aube de la prochaine décennie, l’industrie automobile européenne se trouve à un carrefour décisif où se mêlent ambitions climatiques, pressions économiques et réalités techniques. L’interdiction programmée des ventes de véhicules thermiques neufs à partir de 2035 constitue une révolution majeure. Toutefois, cette échéance suscite un débat intense, tant au sein des gouvernements européens que dans l’industrie elle-même, où les constructeurs, entre Renault, Peugeot, Citroën et les marques de prestige comme DS Automobiles, Bugatti ou Alpine, cherchent à concilier transition écologique et compétitivité. Tandis que les géants comme Volkswagen, Mercedes-Benz et Toyota multiplient leurs efforts d’électrification, la durabilité, la souveraineté industrielle et les attentes des consommateurs pèsent sur l’avenir des voitures thermiques.
Les enjeux cruciaux de la fin annoncée des véhicules thermiques en Europe
Le chemin vers la disparition des voitures thermiques neuves est balisé par des objectifs ambitieux, inscrits dans le cadre du Pacte vert européen et de la stratégie de neutralité carbone à l’horizon 2050. Cela implique une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, notamment de 90 % dans le secteur des transports comparé aux niveaux de 1990. Toutefois, à moins de dix ans de l’échéance fatidique de 2035, les tensions s’exacerbent.
Les ventes de véhicules électriques ont connu un pic, mais en 2024, leur part s’est légèrement repliée, tombant à 13,6 % sur l’ensemble de l’année. Ce frein, conjugué aux fermetures d’usines ayant touché des milliers d’emplois dans une industrie qui emploie encore 13 millions de personnes en Europe, alarme les pouvoirs publics. Renforcer l’électrification rapide tout en préservant la santé économique de ce secteur stratégique est une gageure.
Du côté des constructeurs, l’enjeu est double : ils doivent réinventer leurs gammes de véhicules, comme l’ont entrepris les groupes PSA et Renault, tout en affrontant la concurrence féroce des constructeurs chinois, qui bénéficient d’un soutien massif de leur gouvernement, ainsi que des acteurs américains en pleine expansion. Volkswagen, Mercedes-Benz, et Toyota multiplient les innovations, toutefois la fracture technologique persiste entre les marchés et les capacités des équipementiers locaux.
En outre, la série d’adaptations réglementaires proposées par l’Union européenne vise à apporter une marge de manœuvre aux industriels, en leur permettant par exemple de regrouper leurs émissions moyennes sur trois ans, ce qui assouplit temporairement la pression. Cependant, ce répit soulève un débat entre exigences écologiques et volonté industrielle, où des fabricants comme DS Automobiles et Bugatti cherchent à préserver leur savoir-faire tout en respectant la trajectoire vers l’électromobilité.
L’accompagnement européen pour une transition équilibrée entre innovation et compétitivité
La Commission européenne a présenté un vaste plan d’action axé sur trois piliers : stimuler l’innovation et la numérisation, promouvoir la mobilité propre, et renforcer la compétitivité globale des constructeurs. Ce plan ambitionne de ne pas laisser l’industrie « en danger de mort », selon Stéphane Séjourné, en facilitant notamment les recherches sur les nouvelles technologies hybrides et électriques.
Cette stratégie est essentielle pour les constructeurs européens comme Renault, Peugeot, Citroën ou Dacia, qui doivent accélérer le développement de véhicules électriques et hybrides rechargeables tout en maintenant leur attractivité économique. Les constructeurs allemands, fortement représentés par Volkswagen et Mercedes-Benz, poussent pour une flexibilité accrue, réclamant la possibilité de prolonger la commercialisation de modèles hybrides rechargeables et de solutions « Range Extender ». Cette technologie permet d’ajouter un moteur thermique comme générateur, augmentant ainsi l’autonomie tout en réduisant l’impact environnemental.
Cependant, l’introduction d’une telle flexibilité fait craindre aux ONG une dilution des efforts vers une baisse réelle des émissions, ce qui pourrait ralentir la montée en puissance des véhicules 100 % électriques. L’équilibre entre l’ambition climatique et les réalités industrielles est donc délicat, d’autant plus que les coûts colossalement élevés de l’électrification pèsent lourd sur les finances des entreprises.
Ainsi, le dialogue entre la Commission et les différents acteurs du secteur se poursuit dans un esprit pragmatique, avec une volonté claire d’harmoniser les contraintes réglementaires avec les cycles de production et les capacités d’innovation. Tandis que les marques comme Alpine et Bugatti misent sur des modèles électriques haut de gamme, d’autres, notamment Dacia, privilégient des véhicules abordables et accessibles à un large public, renforçant la diversité de l’offre en attendant la généralisation complète des véhicules non thermiques.
La « clause de revoyure » : la mise en contexte du débat européen sur 2035
Un tournant majeur se dessine avec la décision de la Commission européenne d’avancer le calendrier d’examen de la « clause de revoyure », qui permettrait d’évaluer la pertinence de l’interdiction totale des voitures thermiques neuves en 2035. Ce processus devait initialement s’étaler sur toute l’année 2026, mais la pression des États membres, notamment de l’Allemagne, ainsi que celle du lobby industriel ACEA présidé par le directeur de Mercedes-Benz, a accéléré les discussions.
Le chancelier allemand Friedrich Merz, véritable porte-voix de l’industrie auto outre-Rhin, revendique un décalage de la date butoir, arguant qu’une telle interdiction stricte est techniquement irréalisable. Dans les coulisses, son gouvernement milite pour une transition reposant davantage sur l’innovation technologique que sur des calendriers contraignants, préservant ainsi les emplois dans les zones industrielles dépendantes des moteurs thermiques et facilitant la montée en puissance des solutions hybrides.
Le débat se concentre autour de la nature et de l’étendue des flexibilités possibles : maintien des hybrides rechargeables au-delà de 2035, recours aux technologies « Range Extender » pour hybrides, ou encore adaptations spécifiques pour les véhicules utilitaires et poids lourds. Cette volonté d’adaptation contraste avec les positions affirmées par la France et l’Espagne, qui insistent sur la nécessité de respecter la date butoir, considérée comme un jalon incontournable dans la lutte contre le changement climatique.
Ce face-à-face politique illustre les tensions entre respect des engagements climatiques et préservation d’une industrie clé, enjeu également économique et social. La « clause de revoyure » pourrait ainsi devenir l’arbitre d’un compromis inédit où la Commission européenne devra conjuguer rigueur environnementale et souplesse industrielle pour ne pas plonger le secteur automobile dans une crise exacerbée.
La dynamique mondiale : concurrence, marchés émergents et impact sur l’industrie européenne
Sur la scène internationale, la transition vers les véhicules électriques évolue selon des rythmes et des priorités variés. La Chine domine largement le marché mondial, avec 60 % des ventes globales en 2024, favorisée par des prix compétitifs et un fort soutien politique. Cependant, un constat surprenant demeure : 81 % des camionnettes et des véhicules utilitaires vendus dans ce pays restent à motorisation thermique, démontrant la complexité d’une transition uniforme.
Dans le même temps, aux États-Unis, malgré une croissance à deux chiffres des immatriculations de véhicules électriques, ce sont surtout des modèles urbains ou compacts qui dominent. Les camionnettes électriques restent marginales, avec à peine 50 000 unités immatriculées depuis le début de 2025, freinant fortement la mutation de segments essentiels à l’économie américaine. Cette situation crée des tensions sur les chaînes de production et offre un terrain fertile aux constructeurs européens pour se réinventer, mais aussi pour subir de fortes pressions concurrentielles.
Renault et Peugeot, acteurs historiques sur le segment des utilitaires, doivent conjuguer innovation et accessibilité. Ils sont confrontés à la nécessité d’augmenter rapidement la part de leurs flottes électriques, tout en gérant les attentes d’un public parfois réfractaire aux coûts et à l’autonomie des moteurs électriques. Cette problématique est partagée par Toyota, qui continue à investir dans les véhicules hybrides et cherche à maintenir sa place au sein d’une compétition mondialisée.
Enfin, la question de la souveraineté industrielle plane sur tous ces débats. Le secteur réclame des mesures pour garantir une production européenne significative des composants clés, réduisant la dépendance aux fournisseurs étrangers, et particulièrement chinois. Ursula von der Leyen a annoncé la mise en place de groupes de travail visant à renforcer la fabrication locale, aussi bien pour les voitures abordables que pour des technologies innovantes, afin de préserver un écosystème industriel durable et compétitif.